Histoire de cul entre deux chaises
Je m’attendais à tout, et probablement à rien. Mais quand elle est arrivée en chaise roulante, j’ai compris que je ne m’attendais pas à rien. Enfin que je ne m’attendais pas à tout. D’arriver comme ça, sans me prévenir, sans me préparer. Je me suis senti instantanément trahi. Je fais toutefois bonne figure, du moins je tente : alors que nous nous dirigeons vers le bar de son choix, proposant maladroitement de la pousser – enfin de pousser la chaise. Elle décline le geste et murmure dans ses longs cheveux blonds qui encadrent son visage : Je sais faire, tu sais. La première impression est importante et je ne sais désormais plus quoi dire, quoi faire, quoi montrer, comment m’adresser à elle. Je ne sais plus si la première impression est importante. Il faut sembler maintenant n’avoir pas vu la chose qui a été vue. Feindre le visage d’un habitué. Un visage qui aurait accepté d’abord le mensonge par omission, puis qui aurait caché, dans la gymnastique de ses rides, la gêne certaine de devoir séduire une femme au handicap visible. Je garde mon sang-froid. Deux gaillards émergent de l’ombre à l’arrière du bar. Ils avancent vers nous, m’ignorent du regard, la soulèvent avec une aisance et une bienveillance qui m’humilient sur place. Seuls ses yeux à elle cherchent encore les miens, dans ce moment captif, alors qu’ils la posent sur la chaise. Le rose de ses lèvres me trouble. Sa langue se tire vers moi et son cul est enfin posé ; nous sommes enfin face à face, sur un pied d’égalité. Enfin, sur quatre pieds. Ceux de nos chaises respectives. Je la vois et c’est une femme, et c’est une belle femme. Ses yeux m’apparaissent soudainement pour la première fois depuis la vision terrifiante de la chaise. D’un bleu vif, perçant. Beaucoup plus beaux et plus vifs que ses photos de profil sur l’appli. Son regard se tend comme une perche, comme une bouche qui me suce déjà les yeux. Ses mains délicates, ses ongles soignés et vernis, se posent un instant sur ma cravate qu’elle ajuste comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Les deux gaillards reviennent, nous servent à boire. Autour de nous, le territoire se floute.
Je bois vite. Mais ce n’est pas sans plaisir car elle converse comme elle ment, prenant une forme étrange, humaine, au fur et à mesure que les mots sortis de sa bouche lui font un visage puis une tête puis un cerveau. Pas de jambes mais deux hémisphères.
Je tente un :
C’est un drôle de bar.
C’est un adjectif modéré pour décrire ce que tu veux décrire, répond-t-elle.
Je veux dire : Il y a une certaine singularité dans ce lieu.
Les individus s’efforcent de se distinguer, tout en restant étonnamment conformes.
Ses mots, intelligents, ajournent un instant mon appréhension. Une partie de moi veut prouver à moi-même que je ne suis pas un méchant, que je peux bien faire l’amour avec une femme en chaise roulante. Une sorte de redevance vis-à-vis de la société. Et puis, j’en ai baisé des bien moins bien, j’en ai baisé des moches, des connes, des écervelées. Je m’encourage à prendre encore une bière. Je m’esquiverai gentiment, poliment. Je prétexterai un mal de tête. Mais Anna précède mes intentions et demande très confiante, yeux dans les yeux : On va chez moi ?