I – Juste en face
– C’est bien ici, L’Ailleurs ?
– Pardon ? demanda Juliette.
Et elle regarda avec des yeux écarquillés la jeune fille aux cheveux noir corbeau et au nez percé, qui venait de lui poser l’étrange question.
– L’Ailleurs, répéta la jeune fille, c’est ici ? Vous attendez bien quelqu’un ?
– Non, répondit Juliette, je… j’essaie de me rappeler le bon dosage, pour mon…
– Venez, suivez-moi, dit un jeune homme en cardigan bleu, surgi de nulle part.
Et, tout en prononçant ces mots, il prit par la main la jeune fille au piercing et l’entraîna dans l’impasse – juste derrière la pharmacie. Une impasse de celles qu’on ne regarde pas vraiment…
La jeune fille tourna la tête en direction de Juliette, un peu perplexe, et Juliette l’était encore plus ; alors la jeune fille lui sourit, complice et bienveillante, puis disparut avec l’homme derrière une porte en fer que Juliette n’avait jamais remarquée – ce qui était normal puisqu’elle ne regardait jamais cette impasse-là, bien qu’elle fût située juste en face de chez elle.
Avec une curiosité de petite fille et le courage d’une trentenaire qui n’a pas peur de s’aventurer, même de nuit, dans une impasse obscure, Juliette emprunta le chemin suivi par le duo et poussa la porte en fer ; celle-ci donnait sur un couloir menant à une salle aux reflets tamisés, mais à l’accès barré par un gaillard costaud et en cravate, les lunettes noires rivées sur Juliette. Derrière lui, un couple regardait, fasciné, un ensemble de caméras de surveillance montrant des hommes et des femmes très légèrement vêtus, qui se souriaient et s’enlaçaient.
Juliette referma vite la porte et quitta l’impasse d’un pas pressé.
À la pharmacie, elle se rappela sans effort le bon dosage et acheta le médicament contre la toux pour Nicolas.
De retour chez elle, un Caleb tout souriant la prit dans ses bras.
– Merci, princesse… Mais, dis-moi… tu te sens bien ?
– Je m’inquiète pour Nico, c’est tout.
– Pour une petite toux ?
Ça ne ressemblait pas à Juliette de ne pas répondre mais, tout en enlevant enfin les talons qui la torturaient depuis le matin, elle s’éloignait déjà vers la chambre du petit. Caleb haussa les épaules et repartit au salon, vers son match qui reprenait.
Dans la chambre, Nicolas fit suivre d’une grimace la cuillerée de sirop.
– Allez, n’exagère pas, c’est pas si terrible, fit Juliette en lui ébouriffant les cheveux et en s’approchant pour lui mordiller l’oreille.
– Maman, arrête !
– Alors, qu’est-ce qu’on raconte ce soir ? Les Trois Petits Cochons ou Le Chat Botté ?
Un peu plus tard, Nicolas était endormi et Caleb devant une fin de match hautement tendue.
Juliette en profita pour taper le mot Ailleurs, suivi de l’adresse de sa rue, dans un moteur de recherche et, sur un blog, trouva la réponse qu’elle avait déjà devinée mais sans oser – ou peut-être sans savoir – la formuler ; L’Ailleurs était un club échangiste…
Juste en face de chez elle.
Dans l’impasse qu’elle n’avait presque jamais regardée, car trop sombre et sans intérêt.
Le genre d’impasse qu’on ne regarde pas, par peur d’y voir…
Une stupide porte en fer.
Qu’elle pouvait même scruter de sa fenêtre, en tordant un peu le cou.
Une stupide porte en fer, éclairée par la pleine lune, et maintenant poussée par un couple. On pouvait donc aussi venir en couple dans ces endroits ? Oui, bien sûr, qu’elle était bête !
Venu du salon, un cri de rage de Caleb annonça un but de l’équipe adverse. De plus, le degré de rage indiquait qu’il était trop tard pour égaliser. Juliette eut un petit sourire ; quand il s’énervait à cause d’un match, Caleb se montrait toujours très prévenant au lit après, pour compenser.
Elle se pressa de se déshabiller et se glissa sous les draps.
Un club échangiste… Pour quoi faire quand on a tout ce qu’il faut à la maison ?
II – Dans la lune
Le nouveau proviseur de Nico était bien plus souriant que l’ancien, et accueillit Juliette avec de grands mouvements de bras, une coupelle de bonbons, et un thé à la menthe. Elle se sentit tout de suite plus en confiance et détendue.
– J’espère qu’il n’y a rien de grave…
– Oh non, Madame, ne vous inquiétez pas… Grave est un grand mot… Un mot qu’on ne devrait employer que rarement, très rarement, pour un enfant de cinq ans… Non, non, rassurez-vous… Un autre bonbon ?
– Ils sont délicieux !
– Je vous en prie… En fait, je vous ai demandé de venir car je préfère prévenir que guérir je dirais, ce qui est toujours une bonne chose, vous en conviendrez… Votre enfant est parfaitement discipliné, il n’y a rien à dire… Il est aussi intelligent, là n’est pas la question, mais il est quand même, assez souvent, je dirais…
– Dans la lune. Pas souvent ; tout le temps. Je suis même certaine qu’il vient d’ailleurs, d’une planète voisine, ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas comment c’est possible, mais oui, vous avez raison, je suis d’accord avec vous ; il n’est pas comme nous…
Le proviseur écarquilla un peu les yeux et esquissa un sourire, un peu déboussolé :
– Euh… Je ne sais pas si j’irais jusque-là… C’est… Euh… Vous savez, plein d’enfants sont distraits ou… ou hyperactifs… Il… Il n’y a là rien de particulièrement inquiétant…
– Il a des amis imaginaires, vous savez… C’est normal, tous les enfants en ont… Mais lui, il en a des dizaines et des dizaines… J’ai essayé d’en faire la liste, j’en suis à plus de quarante, et j’entends parler d’un nouveau toutes les semaines. Et je vois bien qu’il est plus souvent avec eux qu’avec son père et moi. Ils communiquent peut-être par télépathie sur sa planète d’origine…
– Euh… Haha… Très drôle, très drôle… Et… euh… et qu’en pense son père ?
– Oh, il pense comme moi !
– D’accord… D’accord… Je vois… Cela dit, je ne peux que vous encourager à quelques petits exercices de concentration que je vais tout de suite…
Et c’est justement la concentration de Juliette qui s’échappa alors. À trente-deux ans, elle savait enfin maîtriser l’art et la manière de jouer l’auditrice intéressée, tout en planifiant le reste de sa journée. Et lorsque le proviseur acheva son exposé, elle n’eut aucun mal à interrompre sa préparation mentale de tarte au citron et à sourire à son interlocuteur, en hochant la tête avec sérieux.
– Tout va bien ? demanda Juliette à Nico tout en préparant le dessert.
– Oui… qu’est-ce qu’il a dit ? Monsieur Simon ?
– Que tu étais très distrait… mais t’en fais pas, je le savais déjà… Ça te vient de ta grand-mère qui passait son temps à se tromper et à entrer dans la voiture de gens qu’elle ne connaissait pas ! Ton grand-père devenait fou !
Nicolas souriait, soudain plus détendu.
– Une fois, poursuivit Juliette, on l’a vue entrer dans une coccinelle rouge et filer à toute allure avec un étranger. Le gars non plus ne s’était pas rendu compte qu’il n’avait pas sa femme mais une autre à ses côtés. C’était drôle ! Bon, bien sûr, papy, lui, enrageait !
Nicolas pouffa en regardant sa mère raconter cette histoire rocambolesque.
– Je ne suis pas comme mamie, je sais reconnaître les voitures !
– D’autant plus que ton grand-père avait toujours de grandes américaines ! Enfin, là n’est pas la question Nicolas. Ce qui compte, c’est de vivre pleinement, au présent… En étant toujours ailleurs, on ne profite pas vraiment des choses, des gens, on rate les bons moments… C’est très bien d’être rêveur, d’avoir tant d’imagination, mais il faut équilibrer. Il faut aussi savoir s’amuser avec les autres, s’amuser de bêtises… On ne se nourrit pas que de soi, tu comprends ?
Elle le regarda et rit en le voyant à moitié endormi.
– Je te saoule, je suis désolée, je sais !
– J’ai pas tout compris.
– Mais t’as compris un peu le principe ?
– Je crois…
– Alors, c’est suffisant !
III – Devant la porte
Vingt-huit jours après avoir découvert la-porte-en-fer-dans-l’impasse-en-face-de-chez-elle, Juliette se retrouva seule à la maison, à la dernière minute et sans l’avoir prévu ; juste après avoir accompagné le petit chez sa meilleure amie Irène, qui adorait le garder, elle avait reçu un message de Caleb lui annonçant qu’il serait retenu au travail toute la nuit.
Dépitée à l’idée de la soirée romantique qu’elle avait anticipée et qui n’aura finalement pas lieu, Juliette se dirigea vers la fenêtre, et la pleine lune lui donna l’idée de tordre le cou pour jeter un coup d’œil sur une certaine porte en fer…
Depuis le soir où elle avait poussé cette porte, elle avait longuement lu le blog qui mentionnait L’Ailleurs, et découvert ce monde, sous la plume de Lily. La maxime de ce blog avait tout de suite attiré son attention : « Demander l’exclusivité est une folie, l’accorder un péché. ».
Elle avait découvert le lieu, vu quelques photos, et toutes ces alcôves l’enchantaient, la fascinaient. Et puis, elle avait appris qu’on pouvait y aller et se contenter… de regarder. Ne… rien faire. Juste regarder. Regarder n’est pas tromper, là, y a rien à dire !
Et puis, même la pleine lune semblait lui envoyer un signe et elle n’avait jamais su dire non à la lune…
Tout en se disant qu’on ne la laisserait sûrement pas entrer, qu’il fallait probablement connaître un code ou quelqu’un à l’intérieur, elle choisit sa robe la plus sexy, la plus fendue, celle qu’elle n’avait plus mise depuis des mois, peut-être même des années.
Elle réfléchit longtemps à son maquillage, comme une adolescente.
Et un verre de (double) vodka pour ne pas hésiter.
Regarder n’est pas tromper. Et d’ailleurs, elle raconterait tout à Caleb, dès le lendemain matin. Et d’ailleurs, ils en rigoleraient.
Elle avait bien le droit de se payer une soirée de folie, après la fatigue de son dernier contrat et les bronchites chroniques du petit.
Regarder n’est pas tromper. Et puis on lui refuserait sûrement l’accès, elle n’aurait bien évidemment pas le code secret – car il y a toujours un code secret dans ces endroits-là, non ? Un « Sésame ouvre-toi » … Le videur aux lunettes noires lui barrerait le passage et commencerait par dire « Les sanglots longs » et elle répondrait « des violons de l’automne », bien entendu, comme elle a appris à l’école, mais ce ne serait pas la bonne réponse, et les lunettes noires deviendraient menaçantes, et son cœur se mettrait à battre bien plus vite, et elle remonterait les marches en tremblant, et elle aurait tellement honte d’elle-même qu’elle n’en dirait jamais rien à personne.
En revanche, si on la laisse passer, elle se promet de bien rigoler et de tout raconter à Caleb. Et d’en rire avec lui.
Elle met la main sur la poignée de la porte en fer…